• Le Troll

A l'occasion d'Halloween, voici une nouvelle (pour la jeunesse) qui était restée inédite.
Bonne lecture !



le Troll


Anthony avait la réputation d’être un garçon particulièrement distrait. On lui disait souvent : « Un jour, tu finiras par oublier ta tête ! » Cela avait commencé vers l’âge de six ans, quand ses parents avaient emménagé dans une ancienne ferme du côté de Nantes. Depuis qu’il avait sa propre chambre, large pièce ramassée sous le toit pentu, Anthony ne cessait de perdre ses affaires.
Ce matin-là, c’était une pantoufle, la gauche, qui manquait à l’appel. Le garçon était pourtant persuadé de l’avoir laissée au pied de son lit, sur le tapis, comme tous les soirs ! Malgré ses efforts, il ne put pourtant la retrouver, ni sous le matelas, ni dans le paquet de linge sale entassé dans un coin. En désespoir de cause, il enfila ses baskets et descendit le long escalier de pierre qui menait au rez-de-chaussée.
Évidemment, les Nike dépassant de sous sa robe de chambre furent vite repérées. La mère d’Anthony n’eut pas besoin de réfléchir longtemps pour deviner les raisons de cette fantaisie vestimentaire… « C’est tout de même incroyable », soupira-t-elle après qu’il eut avoué. « Comment peut-on perdre une pantoufle ? Si nous avions un chien, encore, je comprendrais… »
Le garçon acquiesça docilement ; il n’y avait pas grand-chose à ajouter. Cela faisait bien longtemps que ses parents ne le sermonnaient plus pour ses distractions. Ils s’étaient fait une raison… Le mauvais côté de la chose, c’est qu’ils ne confiaient jamais d’objets de valeur à leur fils. Ainsi, Anthony se voyait privé de téléphone portable, et même de montre depuis qu’il avait « égaré » la troisième en date. Quant à son argent de poche, il était gardé précieusement dans un tiroir du bureau de son père. Le garçon ne pouvait y puiser quelques pièces qu’après en avoir demandé la permission… Et encore, on prenait bien garde qu’il ne prenne pas de sommes trop importantes. Qu’il ait ou non dépensé ces billets, trois jours après, ils auraient disparu !
« Et ton assiette à dessert ? » demanda soudain la maîtresse de maison. « Tu l’as bien descendue hier soir, avant de te coucher ? »
Le rouge qui monta aux joues d’Anthony fut une réponse suffisante… Cette fois, sa mère eut davantage de difficulté à garder son calme. « Tu sais pourtant qu’il ne faut pas laisser de nourriture en haut ! » rappela-t-elle d’un air contrarié. « Dans une maison comme celle-là, il ne faudrait pas longtemps pour être envahi de souris ! »
Le garçon bredouilla un mot d’excuse, puis termina ses céréales en quatrième vitesse avant de se ruer dans l’escalier. Ses parents n’avaient jamais trouvé la moindre crotte de rongeur dans la maison, mais ils étaient très stricts sur la question. Ils avaient même recueilli une espèce de gros chat teigneux, surnommé Goloum, pour garder leur territoire propre de toute vermine. Jamais on ne l’avait vu attraper, ni même chasser quoi que ce soit, mais sa présence seule suffisait peut-être à décourager les souris.
Anthony surprit justement le félin sur son lit, en pénétrant dans sa chambre. Comment arrivait-il à entrer ? Ça restait un mystère ! En tout cas, le garçon avait peu d’amitié pour cette bête qui refusait les caresses et grondait au moindre regard de travers. Il le fit dégager en soulevant le matelas, trop prudent pour mettre les mains sur cette boule de poils et de griffes. Goloum s’éloigna en crachant, puis se glissa dans l’escalier vers quelque secrète occupation.
Il ne restait plus à Anthony qu’à se préparer pour l’école. En attendant de pouvoir utiliser la salle de bains, il pouvait toujours vérifier son sac… Et c’est en approchant de son bureau qu’il repéra l’assiette à dessert oubliée. Il y restait encore un morceau de tarte au flan, qu’il n’avait pu finir en faisant ses devoirs. Et pas la moindre crotte de rongeur à côté ! Non, mais en revanche…
Le garçon dut regarder à deux fois pour s’assurer que ses yeux ne lui mentaient pas. Le long de la pâte dorée se dessinaient de petites encoches, de la taille d’un ongle, comme si… comme si un Playmobil s’était servi de pleines bouchées. On observant de très près, on pouvait même reconnaître la trace de dents minuscules !
Anthony trouva cela un peu effrayant, mais surtout très excitant. Quelle drôle de bestiole avait pu se servir ainsi dans son assiette ? Rien de connu, en tout cas ! Et le garçon se mit à rêver à une espèce de petit lutin, un troll domestique, en quelque sorte, porte-bonheur de la maison et de ses habitants…
Cette idée l’obséda toute la journée. Pendant ses heures libres, à l’école, il parcourut tout ce que la bibliothèque possédait comme ouvrages folkloriques. Bien sûr, il ne raconta à personne ce qu’il avait en tête ! Lui-même se sentait un peu ridicule, mais ça l’amusait beaucoup d’imaginer qu’un petit troll partageait sa chambre, en cachette.
Le soir venu, à l’heure de dormir, Anthony déposa une coupelle emplie de chips dans le coin le plus éloigné de sa chambre. Il ne tarda pas à éteindre la lumière et resta longtemps en alerte, l’oreille tendue aux éventuels grignotages du troll… La lassitude le gagna rapidement et il s’endormit dans le silence le plus complet, rêvant de petits bonshommes aux chapeaux verts et chevauchant des hiboux.
Le lendemain matin, le réveil à peine arrêté, le garçon bondit jusqu’à la coupelle. Elle était vidée de moitié ! Sur l’un des chips encore intact, il trouva une nouvelle trace de mâchoire, peut-être un peu plus grande que la veille. En tout cas, il était impossible qu’il s’agisse d’une souris !
Anthony n’avait jamais été aussi excité. Il mourrait d’envie de se confier à ses parents, à ses amis, mais il craignait que cela rompe le charme d’une manière ou d’une autre… Pourtant, qu’il était dur de garder le secret !
Il avait son propre troll domestique !
La journée sembla interminable au garçon. Il ne pouvait penser qu’à une seule chose, se posait mille questions, sans pouvoir y donner de réponse. Il soupçonnait toutefois son visiteur nocturne d’être le responsable de ces nombreuses disparitions dans sa chambre… Où pouvait-il cacher tous ces objets ?
C’est ce qu’Anthony tenta de découvrir, une fois de retour chez lui. Mais il eut beau fouiller chaque recoin, sonder les poutres et même soulever quelques lattes du plancher, il ne trouva aucune trace du troll ou de son petit trésor…
La nuit suivante, le mystérieux visiteur dévora deux rondelles de salami. Celle d’après, il engloutit une tranche de jambon complète. Puis ce fut une part de rôti froid qui disparut.
Le garçon avait plusieurs fois essayé de surprendre le troll, en allumant brusquement la lumière ou en restant éveillé toute la nuit, mais sans aucun succès. Qu’importe, cela l’amusait tout de même. Il espérait que le lutin finisse par se montrer, peut-être pour lui proposer d’exaucer un ou deux vœux… Pourquoi pas, après tout ?
La sixième nuit, Anthony ne trouva qu’un peu de gratin dauphinois à offrir à son mystérieux compagnon. Au matin, il eut la désagréable surprise de trouver l’assiette retournée sur le plancher, les pommes de terre écrasées sur le bois. C’est ainsi que le garçon comprit que le troll avait grandi. Au début de la semaine, il aurait été incapable d’une telle manipulation…
Cette ingratitude attrista un peu Anthony, qui voulut se racheter le soir suivant en préparant un vrai repas de fête : un bol de chips entier, trois saucisses de Francfort et deux tranches de jambon de dinde. Le garçon avait dû acheter tout cela en cachette, à la supérette, car sa mère commençait à s’étonner de ces disparitions dans le frigo…
Le troll mangea les saucisses et le jambon, mais ne toucha pas aux chips. Anthony comprit qu’il avait pris goût à la viande. Cette idée ne lui plaisait pas beaucoup ; le mystérieux visiteur ne l’amusait plus autant qu’avant. Le garçon décida de s’en tenir à trois saucisses par nuit, sans plus augmenter les quantités.
Cela dura une semaine entière, jusqu’à ce qu’Anthony tombe en panne d’argent de poche. Il en avait beaucoup retiré ces derniers temps, et n’osait en demander encore à son père… Aussi, ce soir-là, le garçon ne trouva qu’une boîte de thon à l’huile à renverser dans l’assiette. Il alla se coucher avec un peu d’appréhension, certain de retrouver ce « repas » renversé sur son plancher au matin…
Cela arriva même bien avant l’aube. Alors qu’il n’était pas encore tout à fait endormi, Anthony entendit soudain l’assiette rebondir sur le sol. Le bruit était plutôt sourd, mais il suffit à faire dresser les cheveux sur la tête du garçon ! Il n’osa même pas tendre sa main hors du lit pour allumer sa lampe de chevet.
C’est alors que monta le grondement. Pas un grognement, pas émis par la gorge, non, mais un grondement d’estomac creux, un appel colérique de ventre vide, assez fort pour emplir toute la chambre sans que l’on puisse deviner d’où il provenait…
Cela dura plus d’une heure, puis se calma brutalement. Anthony ne s’endormit pas pour autant du reste de la nuit. Il avait eu tout le temps de se faire une nouvelle image de ce troll domestique, qui n’avait rien à voir avec les lutins en habits verts des livres de contes !
Ce matin-là, le garçon fit une grosse ponction dans son argent de poche et acheta une dizaine de paquets de saucisses. Comme il ne pouvait risquer de les laisser dans sa chambre, il les cacha dans le garage, qui était suffisamment frais. Continuer à nourrir ce troll n’était peut-être pas la meilleure chose à faire, mais Anthony ne voyait rien de mieux sur l’instant !
À l’heure de retourner se coucher, le garçon regarda avec envie ses parents gagner leur chambre du rez-de-chaussée. Il aurait donné beaucoup pour ne pas avoir à retourner à l’étage ! Mais il ne trouva aucune excuse pour justifier ce caprice hors de son âge… Une fois en haut de l’escalier, la peur l’envahit et il décida de servir une double ration à ce troll boulimique. Pas question de repasser une nouvelle nuit blanche !
La nuit fut calme, mais le lendemain, les grognements d’estomac recommencèrent : Anthony n’avait mis que trois saucisses. Il fut alors obligé de servir double ration tous les soirs… À ce rythme, ses réserves disparurent en quelques jours et le garçon se retrouva bientôt à court de viande comme d’argent de poche.
Il tenta bien de compenser en recommençant à voler dans le frigo, mais tout ce qu’il pouvait servir semblait insuffisant au troll. Ses grondements se faisaient entendre chaque nuit, toujours plus forts, toujours plus longs. Anthony ne pouvait les faire cesser qu’en allumant brusquement une lampe de poche… Bientôt, il finit par ne plus rien servir au troll et dormir avec la lampe allumée. Son espoir était de le voir se lasser et partir… Ou peut-être, mourir de faim…
C’est quelques jours plus tard qu’on s’aperçut de la disparition de Goloum. Le chat passait généralement peu de temps à la maison, mais il y venait quand même tous les jours, ne serait-ce que pour avaler sa ration de croquettes. Toute la famille battit la campagne environnante pour le retrouver, mais sans succès. Les parents d’Anthony se consolèrent en imaginant qu’il avait trouvé un meilleur foyer.
Le garçon, lui, devinait sans mal ce qui avait dû lui arriver. C’était la première fois qu’il prenait le matou en pitié…
Dès lors, Anthony commença à dormir avec une sorte de gourdin caché dans son lit. À chaque bruit suspect, il se réveillait et passait un bon moment aux aguets. La pièce était si grande qu’une large partie n’était pas éclairée par la lampe de chevet… Le garçon croyait parfois deviner des mouvements dans les ténèbres, que la lumière de sa torche ne faisait que répéter.
C’est deux mois environ après l’épisode de la tarte au flan qu’il y eut une panne de courant. Celle-ci était probablement causée par la tempête qu’on avait annoncée à la télé. Anthony se réveilla en pleine nuit… et de se découvrir dans le noir le plus complet le trempa brutalement d’une sueur froide.
Il n’osait bouger ; à peine respirer. Il s’attendait, d’un instant à l’autre, à entendre monter des grondements d’estomac amplifiés par des semaines de jeûne… Il n’y eut rien de tout ça, du moins pendant dix minutes. Puis le garçon sentit quelque chose bondir sur son lit et il se mit à hurler !
Le troll hurla également, d’une voix aiguë et stridente qui rappelait le cri des chauves-souris. Anthony sentait les bras de la créature fouiller dans les couvertures, à la recherche d’un morceau de peau nue où planter les dents… Et le garçon se débattait frénétiquement, désespérant de trouver son gourdin, de se dégager des draps, de courir hors de cette chambre et de laisser exprimer sa terreur !
Il hurlait encore quand le troll disparut soudain, juste avant que la lueur d’une bougie remonte l’escalier. Les yeux pleins de larmes, Anthony vit apparaître sa mère, mais son regard se portait constamment vers les parties sombres de la pièce. « Il y a une bête, maman, il y a une bête ! » révélait-il entre deux sanglots. « Elle m’a attaqué, maman, j’te jure, elle a sauté sur mon lit ! »
La maîtresse de maison tenta de le consoler par un long câlin et quelques paroles sages, où il était question de cauchemar et de peur de l’orage… Le garçon savait bien, lui, ce qu’il avait vu. Il croyait sentir encore les griffes du troll à travers les couvertures.
« Je dois retourner me coucher », annonça bientôt la mère. « Tu sais que ton père et moi nous travaillons tôt, demain…
— Je peux venir dormir avec vous ? » supplia Anthony, en un véritable cri du cœur.
« Tu es peut-être un peu grand pour ça, tu ne crois pas ? Essaie plutôt de te détendre. Lis un peu, si tu veux. Je te laisse la bougie. »
Avant que le garçon n’ait pu protester, la silhouette aimée avait disparu dans l’escalier. Elle descendit toutes les marches, à tâtons, puis Anthony l’entendit fermer la porte de la chambre conjugale.
Et les grondements d’estomac montèrent aussitôt, graves, puissants, plaintifs et malveillants à la fois. « D’accord, d’accord », bégaya le garçon, serrant les mains sur sa bougie comme un cierge à l’église. « Je… je vais aller te chercher à manger. Tu comprends, hein ? Je… J’y vais. Il faut que tu me laisses descendre. Sans m’attaquer. D’accord, hein ? »
La seule réponse qu’il obtint fut une nouvelle série de grondements, qui semblaient venir de partout à la fois. Tremblant de tous les membres, Anthony se glissa hors du lit et gagna l’escalier, en jetant fréquemment des coups d’œil dans son dos. Il ne se sentit pas plus en sécurité en arrivant dans la cuisine aux vitres battues par la pluie.
Par chance, il trouva tout ce qu’il lui fallait dans le cellier. En trois minutes, il eut composé un énorme rata froid de cassoulet, de choucroute et de bœuf en sauce. L’ensemble tenait tout juste dans la grosse marmite familiale et Anthony eut beaucoup de peine à ne pas tout renverser dans l’escalier, avec le bougeoir coincé à son doigt…
« C’est… c’est moi », annonça-t-il en arrivant à la chambre. « Tu as vu, j’ai pas menti, hein ? C’est pour toi. Tout. Je vais le poser là-bas, comme d’habitude. Mais tu… tu ne m’attaques pas, hein ? »
Cette traversée de sa propre chambre lui parut comme une balade dans un champ de mine. Les grondements résonnaient dans ses oreilles à chacun de ses pas. Le garçon se sentit un peu mieux quand il eut déposé l’affreuse tambouille et réintégré son lit, mais le plus dur restait à faire… « Je vais… heu… souffler la bougie, d’accord ? Pour que tu puisses manger tranquillement… »
Pour ne pas hésiter, Anthony joignit aussitôt le geste à la parole. L’immense chambre replongea dans les ténèbres, alors qu’au loin roulait l’orage qui s’éloignait.
Quelques instants plus tard, la nuit se remplit d’affreux bruits de succion, de bâfre et de déglutition.
Le festin dura une bonne heure, pendant laquelle le garçon garda ses mains plaquées sur ses oreilles.

Quelques jours plus tard, une étrange odeur commença à se répandre à l’étage. Puis toute la maison fut bientôt envahie de mouches, sans que l’on comprenne les raisons de leur présence en cette saison.
Le père d’Anthony suggéra que le pauvre Goloum était peut-être mort, coincé quelque part dans la charpente… L’odeur devenant intolérable, on fit appel aux pompiers pour sonder la toiture et les différentes cheminées. Sans succès. La puanteur dura des mois, sans que l’on puisse jamais détecter son origine.
Durant cette période, Anthony fut bien évidemment invité à dormir au rez-de-chaussée. Plusieurs changements s’étaient opérés en lui. Il faisait régulièrement des cauchemars, avait beaucoup perdu de son appétit, surtout pour la viande… mais il avait également cessé de perdre ses affaires.
En fait, la dernière chose qu’on avait perdue dans cette maison, près de Nantes, c’était une boîte de mort-aux-rats habituellement rangée sur l’étagère la plus haute du cellier.


Pierre Grimbert
twitter @PierreGrimbert

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